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Élisabeth Filhol, lauréate du prix France Culture - Télérama

publié par J. M. le 4 mars 2010

Yann et Loïc se sont connus au lycée à Lorient et depuis, ont sillonné les routes au volant de leur 306, de chantiers en chantiers. Presque incidemment, ils quittent l’industrie automobile pour rejoindre le secteur nucléaire, non sans incidence sur leur amitié et leur propre vie.

Comme dans la centrale, faite d’un circuit primaire et d’un circuit secondaire, il y a semble-t-il, deux niveaux de lecture dans ce roman : un récit primaire, de surface, et un récit secondaire, plus substantiel, fait d’alternances et d’échos, qui met en perspective les personnages et le roman lui-même. Tout d’abord le récit principal, celui de Yann, qui au fil des pages, raconte l’incident qui lui fait quitter le poste qu’il occupait jusqu’alors (« J’interviens à l’ouverture des générateurs de vapeur. […] On dépose les plaques [qui assurent l’étanchéité] avant la remise en eau définitive des circuits. Beaucoup n’aiment pas ce travail. [...] Ils disent que c’est trop dangereux. »), et sa recherche d’un emploi loin du cœur de la centrale. Puis tous ces récits secondaires, entremêlés, ceux des hommes, et ceux de la centrale.

Les hommes d’abord. L’amitié de Loïc et Yann, une amitié qui paraît sans faille, car elle est ancienne, mais qui justement se délite lors du premier accroc, sans un mot, après la défection de Loïc. Amitié qui n’est plus d’aucun secours à Loïc, au moment de de leurs retrouvailles, pour surmonter ce mur de silence qui s’est déjà installé entre les deux jeunes gens. La fraternité des travailleurs (presqu’un compagnonnage), ensuite, évoquée à plusieurs reprises, ne dépasse cependant pas les modalités pratiques d’une promiscuité subie (locations et repas en commun) – car, dans ce métier, la vie de chacun est en jeu (« Reste que l’on se juge et l’on se jauge aussi là-dessus, ceux qui savent bientôt devoir travailler ensemble, sur ce qu’on imagine être la capacité de l’autre à tenir le cap en cas de coup dur [...] »). Les femmes, quant à elles, sont quasiment absentes au-dedans de la centrale (ou tout au moins de ses entrailles, car certaines travaillent dans les bureaux), mais sont présentes à ses abords, c’est-à-dire dans les agences de recrutement. Accueillantes, concernées, elles ne sont pourtant pas autre chose que des rabatteuses de chair fraîche pour l’ogre insatiable (« […] tu crois qu’elle te font une faveur […] et ce que tu prends pour un petit miracle est une belle entourloupe. »).

La centrale ensuite, entre descriptions très techniques, et parfois, presque involontairement, admiratives (« Elle séduit. Disons qu’elle peut séduire. Par ce qui est à l’œuvre au cœur du réacteur dans l’assemblage minutieux des pastilles d’uranium, la fission nucléaire, si simple dans son principe. »). Et, derrière cette masse tranquille qui bruit sourdement, les dangers quotidiens auxquels sont confrontés les hommes qui l’entretiennent, depuis cette petite mais terrible pièce radioactive ramassée et manipulée par Yann, jusqu’à l’évocation de la catastrophe de Tchernobyl et ses incommensurables conséquences (« En cette fin d’avril 1986, l’anticyclone s’est installé sur l’Europe. Il a fait beau et chaud ces derniers jours, et dans la ville nouvelle de Pripyat à trois kilomètres de la centrale, des hommes et des femmes dorment la fenêtre ouverte, réveillés par les explosions, certains s’apprêtent à se lever mais se ravisent, très vite le silence tombe, il est 1h25. »)..

Le style et la structure du roman, enfin, tantôt très lent et cyclique, distancié, lorsque Yann se cache derrière son quotidien, et puis, soudain poétique, parfois pathétique, lorsque ses sentiments prennent le dessus (« Travailleur itinérant. J’aurais aimé le faire d’une autre manière que de cette manière-là, moderne, évaluée en jours/homme et temps machine, quand les mains ne produisent plus rien de solide et de constructif pour celui qui les dirige. ») ou lorsque se mêlent récit de la défection de Yann et de celle de Bernard.

Élisabeth Filhol signe un premier roman fort et singulier, qui, au-delà de la reconstitution de drames récents, plonge le lecteur dans un monde étouffant et sans issue (« On peut marcher le long de la mer, se laver de tout ça, le stress, les radiations. Non. On pourra marcher autant qu’on veut, respirer à pleins poumons, ça ne se nettoie pas. »). Derrière cette centrale se profile l’ombre du Voreux, et derrière Yann, Étienne Lantier ; mais, dans un même contexte de crise industrielle, là où les mineurs de Germinal s’unissaient, se révoltaient, tombaient parfois, victimes et héros d’un combat social collectif, les ouvriers de La Centrale, divisés en différentes castes (employés internes, prestataires, travailleurs itinérants) semblent dramatiquement isolés et solitaires, jusque dans la mort.


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